Cela faisait trois mois que j'étudiais
la langue interdite auprès de TON. L'ami de grand-père
était un vieil Iringdir misogyne qui vivait dans une vieille
péniche délabrée sur le port. Il était
peu bavard mais on sentait que c'était un homme très
cultivé. J'avais au départ joué d'un subterfuge
pour le rencontrer en me déguisant en homme. Grand-père
m'ayant prévenu de son caractère misogyne, je voulais
éviter qu'il me claque la porte au nez simplement parce
que j'étais une femme. Il avait accepté de me recevoir
et avait écouté ma requête avec attention.
Pourtant, il avait commencé par refuser car les risques
à prendre étaient énormes. Mais devant mon
insistance et mon refus de partir, il avait finit par accepter
de m'aider " un petit peu ".
C'est ainsi que le lendemain, il m'emmena au
Bâtiment des Sciences de la ville. L'entrée d'un
tel bâtiment était réservé aux Amans
et à certains érudits. Ton me présenta comme
son élève et nous pûmes pénétrer
dans l'édifice. Il m'emmena dans la Grande Bibliothèque
des traductions étrangères. J'y découvris
de nombreux ouvrages concernant la Tech et son fonctionnement
ainsi que d'autres concernant la vie avant le cataclysme. Certains
de ces documents étaient des traductions d'anciens livres
de l'ère précédente qui étaient bien
entendu tous autorisés par les Amans.
Pendant ces mois d'études, j'appris entre
autre à me familiariser avec le monde technologique actuel
et ancien. Puis Ton, m'enseigna des rudiments de la langue Tech.
A aucun moment il ne me révéla par quel moyen ni
pourquoi il avait essayé d'apprendre la langue interdite.
Jamais je ne lui demandai d'explications. Je finis toutefois par
lui dévoiler que j'étais en réalité
une jeune femme, mais contrairement à mes craintes, il
n'en fut pas étonné et ne me rejeta pas. Il apprécia
beaucoup ma franchise et même s'il ne s'ouvrit pas plus
à moi, j'eu le sentiment de m'être rapproché
de lui. Un jour, il me fit cadeau d'un livre écrit en langue
Tech. Il me dit que c'était un support idéal pour
m'exercer à la traduction.
Le soir, j'étais toujours hébergée
chez Suzy et Oskar. Je les voyais seulement en soirée et
Suzy était toujours aux petits soins avec moi. S'ils aimaient
entendre des histoires sur le pays Selen, jamais ils ne me demandaient
de compte sur mes activités journalières. Je payais
la chambre pour une somme modeste et quand je pouvais, je ramenais
du vin ou un jambon cuit. C'était une façon supplémentaire
de leur rendre la pareil. Et puis, un soir où je rentrai
plus tard que d'habitude, alors que je me changeai pour aller
manger avec mes hôtes, je perçus grâce à
mon ouïe Iflis leur conversation dans la pièce d'à
côté.
- J'ai contacté l'ordre Amanique ce matin.
Ils vont passer la chercher tout à l'heure.
- Tu as récupéré les ouvrages interdits ?
- Ciel non ! Je ne voulais pas qu'elle se méfie…
Cela me chagrine, tu sais. Cette jeune fille était pourtant
vraiment gentille et serviable. Je n'aime pas me mêler des
affaires des autres…
- Oui, mais tu sais qu'on pourrait avoir des problèmes
si on continue de l'héberger et que les Amans le découvrent.
Quelle idée aussi de garder de tels documents… Enfin,
qui sait, elle comptait peut-être les donner aux Amans demain.
Peut-être n'aura-t-elle en fait aucun problème.
- J'espère que tu as raison…
En entendant cela, mon sang ne fit qu'un tour.
Je rassemblai alors au plus vite toutes mes affaires, posai un
gros pain frais et une bouteille de vin sur le coffre de bois
noir en guise de remerciement pour leur accueil. Sur quoi j'ouvris
la fenêtre de la chambre, et m'enfui en sautant dans le
jardin sur le côté de la maison. Depuis le tapis
de mousse sur lequel j'avais atterri, j'entendis des pas se rapprocher
de la maison. Je me cachai dans des buissons. Et alors que les
représentants de l'Ordre Amanique frappaient à la
porte de la maison de Suzy et Oskar, je m'éloignais discrètement
en direction du quartier Sud.
Personne ne m'avait entendu. J'accélérai
le pas et finis par atteindre le vieux bateau de Ton. Je frappai
à sa porte et rentrai précipitamment. Il me regarda
fermer la porte sans un mot. J'en vint immédiatement aux
faits.
- J'ai besoin d'aide, Ton ! Mes logeurs ont découvert
le livre et le parchemin et ils ont prévenu les Amans.
- Est-ce qu'ils ont pris les documents ?
- Non, mais je suis recherchée maintenant…
- Alors dépose ce qu'ils veulent dans un bâtiment
public et retourne chez toi. Fais toi oublier et il ne t'arrivera
rien.
- Mais !… Tout cela n'aura servit à rien ? Je n'ai
pas fait tout ce chemin pour leur rendre le parchemin comme ça
!
- Tu es vraiment aussi têtue que ton Grand-Père !
Mais tu es libre de faire ce que tu veux. Seulement sache que
je ne pourrais pas t'aider. Je suis trop vieux pour me fourrer
encore dans des affaires aussi dangereuses… et les Amans,
seraient trop contents de pouvoir mettre la main sur moi…
Non je ne peux rien pour t'aider.
- Je comprends…
- Tu peux partir vers le Nord-Est. Ah ! Et prends aussi ceci.
Il me tendit un vieux cahier.
- Ce sont mes notes et le début de la
traduction du livre que je t'ai donné. Si jamais tu réussissais
à traduire ces notes un jour, pense à venir me les
faire lire, d'accord ?
- Promis.
- Allez, file maintenant !
Il me sourit. Je rangeai le cahier dans mon sac
et me dirigeai vers la sortie :
- Ton !
- Quoi?
- Encore merci pour tout.
Je pris congé du vieil Iringdir et m'enfonçai
une fois de plus dans les rues sombres de la ville.
Vous devez sans doute penser en lisant ces lignes
que j'avais alors une attitude bornée et irréfléchie.
C'est en réalité ce que je me répétais
en cherchant la sortie Nord-Est de Port Shavinka ce soir là.
La peur commençait à s'emparer de moi car j'avais
conscience de la folie que je voulais entreprendre. Je ne savais
plus exactement ce que je voulais, tout devenait confus dans mon
esprit. Alors je me mis à douter… Pour quelle raison
avais-je décidé d'entreprendre un tel périple
? Je ne trouvais plus la réponse à cette interrogation.
C'est pour cette raison qu'au lieu de poursuivre ma route en suivant
les grandes voies du tram, je fis un détour en passant
devant un temple dédié à Cormaline [1].
Alors que j'approchais de l'édifice, mes
jambes et mes mains se mirent à trembler nerveusement.
Je voulais juste déposer les documents devant le temple
et m'enfuir loin de cette ville pour qu'on m'oublie. Ton avait
raison. Il valait mieux pour moi que je rende le parchemin. Avec
un peu de chance, personne ne me verrait et je n'aurais aucun
ennui. La raison me poussait à agir de la sorte et la pensée
que tout pouvait se terminer rapidement me réconfortait
un peu. Pourtant, malgré ma soudaine détermination,
lorsque je fus devant le temple mon corps refusa de faire un seul
mouvement. Je me souviens alors du silence autour de moi. Lourd
et profond, un silence comme il est impossible d'en entendre un…
Mes yeux se levèrent vers le ciel étoilé.
Et d'un coup, le silence s'évanouit, emportant avec lui
ma précédente détermination. Je ne devais
pas rendre le parchemin. Je devais continuer mon voyage. Pourquoi
? Parce que c'était une demande des étoiles. Je
suis Selen avant toute chose. Les étoiles ont selon nos
croyances une volonté propre. Je ne sais pas si c'est une
simple superstition ou une vérité mystique mais
j'y ai toujours cru et je continue à y croire. Pour moi,
cet instant où le ciel me contempla de son silence fut
décisif. Mais je ne devais pas rester plus longtemps dans
le coin si je voulais éviter les ennuis.
Je m'apprêtais donc à reprendre
mon chemin vers la sortie Nord est de la ville quand une main
se posa sur mon épaule :
- Hé, toi !
Je me retournai et croisais le regard de deux
hommes en civil.
- Hé ! Mais c'est la fille !
Comprenant qu'ils en avaient après moi,
je me détachai des individus, pris mes jambes à
mon cou et m'enfui droit devant moi.
- Merde ! Faut pas la laisser filer !
- Magne-toi !
Ils étaient tenaces et assez rapides.
Je n'arrivais à les distancer ni dans les grandes avenues,
ni dans les petites ruelles. Le premier des deux hommes était
un Hû aux yeux bridés d'une vingtaine d'années
Orma. Il portait un chapeau et un long imper. Il n'avait pas le
costume des milices d'ordre mais portait pourtant un fusil en
bandoulière… Son compagnon de taille beaucoup plus
petite avait la peau brune presque noir des Iflis Ebeni mais avait
une carrure de Hû. Il portait un foulard qui lui masquait
la moitié droite de son visage. Tous deux formaient une
équipe particulièrement hétéroclite.
Mais pourquoi en avait-il après moi ? Je ne pouvais alors
y répondre.
Je commençais à fatiguer sérieusement
et mes poursuivants étaient toujours à mes trousses
quelques dizaines de mètres derrière moi. Je descendais
une rue déserte et tournai soudainement à gauche,
espérant finir par les semer. Un individu se tenait dans
l'ombre de la ruelle. Je m'arrêtai brusquement. Il posa
un doigt fin sur ses lèvres et me tendit une main pour
que je le suive. Derrière moi, j'entendais les bruits de
pas se rapprocher. Sans réfléchir plus longtemps,
je lui pris la main et le suivi. Derrière nous le premier
des deux hommes arrivait dans la ruelle et nous aperçut.
Nous accélérâmes le pas. Mais devant nous,
la rue était fermée par l'homme à la peau
brune qui avait surgit de l'ombre et qui se rapprochait à
son tour. Nous étions pris en sandwich ! C'est alors que
l'individu qui me tenait la main m'entraîna sur le côté.
Il me fit monter un escalier de pierre et courir droit devant
moi. Et après avoir traversé un pont au-dessus d'une
des artères principales de la ville et avoir couru dans
plusieurs rues pendant un temps qui me parut une éternité,
il finit par m'amener dans un bâtiment et referma la porte
derrière nous. Il n'y avait pas de lumière. Dehors,
j'entendis les hommes pénétrer dans la ruelle. Bien
qu'essoufflée, je retins mon souffle en reculant. Les deux
hommes s'arrêtèrent en jurant. Ils ne nous avaient
pas vu entrer dans le bâtiment ! Ils reprirent leur course
droit devant eux. Je respirai à nouveau en me détendant
au fur et à mesure que les pas semblaient s'éloigner…
- Je crois qu'ils sont partis, me dit l'inconnu
qui m'avait aidé d'une voix calme.
- Merci, répondis-je simplement.
Après quelques instants, il ouvrit doucement
la porte et sonda les alentours. Quand il fut sûr que le
danger était passé, il me fit signe de sortir.
- Tu ne dois pas rester là. Ils vont sûrement
revenir.
Dans la lumière nocturne je pus découvrir
ses traits pour la première fois. C'était un Iflis
de mon âge un peu plus grand que moi. Ses longs cheveux
bleus blancs tombaient librement le long de sa tunique de voyage.
Il parlait l'Iringdir avec un accent Selen.
- Je sais, repris-je en Selen. Il faut que je
trouve la sortie de la ville rapidement. Mais… Je crois
que je me suis un peu perdue !!
Bien entendu, je n'avais pas pris la peine de
chercher mon chemin lorsque les Hû me poursuivaient. J'étais
assez confuse mais le jeune Selen me sourit et me proposa de me
guider.
- Je ne veux pas t'attirer d'ennui tu sais. Il
suffit que tu m'indiques le chemin, je pourrai me débrouiller
après…
- Ne t'inquiète pas pour moi. Suis-moi. Nous avons assez
traîné dans le coin.
Il m'emmena rapidement à la sortie Nord-Est
de la ville. Par chance, mes poursuivants ne nous avaient pas
retrouvés. Mon compagnon de fortune me fit traverser la
limite Nord-Est de la ville. J'étais épuisée
mais je devais partir rapidement. Je souris au jeune Iflis.
- Pourquoi m'as-tu aidé ?
- C'est naturel voyons ! répondit-il toujours aussi calme.
Je ne pouvais pas laisser une jeune femme - qui plus est une compatriote
- poursuivie par deux individus forts et armés.
- … Je ne connais même pas ton nom…
- Je m'appelle Menioc.
- Mon nom est Silmelin. Tu m'as vraiment beaucoup aidé
ce soir et je ne sais pas comment je peux te remercier.
- Je ne demande rien, Silmelin.
Son sourire était vraiment charmant. Mes
yeux se perdirent un instant dans son regard glycine…
- Tu dois partir avant qu'ils ne reviennent.
J'acquiesçai à sa remarque et me
préparai à partir. Mais avant de le quitter, je
pris mon foulard et le nouai à son sac.
- Comme cela, tu n'oublieras pas la jeune Selen
que tu as sauvé à Port Shavinka. Et si nos chemins
se croisent à nouveau un jour, mon aide et mon soutien
te seront réservés. Je le promets Menioc, je n'oublierai
pas.
Ce fut le dernier regard que j'échangeai
cette nuit avec cet inconnu. En tant que Selen la promesse que
je venais de formuler me tenais vraiment à cœur. Les
Iflis n'oublient pas et ne refusent jamais de venir en aide à
un ami si celui-ci les a déjà sortis d'une situation
délicate auparavant. Qui plus est cette rencontre inespérée
avec le jeune Iflis m'avait permis d'avoir un instant un allié.
Il n'avait pas posé de question sur la raison de ma fuite.
Il m'avait aidé. Point. Je ne pouvais partir sans lui faire
cette promesse. Je pris la décision de me rendre à
Trois Fontaines, une petite ville à 30 km d'ici. Je sentais
le regard le regard de Menioc posé sur moi alors que je
me dirigeais vers le nord. J'arrivais au croisement des chemins
et pris la route menant à ma destination. Un vent venant
du Pays Selen se mit soudain à souffler autour de moi et
m'enveloppa comme un halo bienfaisant. Dès ce moment là,
je poursuivis mon voyage avec sérénité.
Haut
[1] Cormaline
est la Saaphée Primordiale liée au Feu.
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