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2. Un Vent Selen

Cela faisait trois mois que j'étudiais la langue interdite auprès de TON. L'ami de grand-père était un vieil Iringdir misogyne qui vivait dans une vieille péniche délabrée sur le port. Il était peu bavard mais on sentait que c'était un homme très cultivé. J'avais au départ joué d'un subterfuge pour le rencontrer en me déguisant en homme. Grand-père m'ayant prévenu de son caractère misogyne, je voulais éviter qu'il me claque la porte au nez simplement parce que j'étais une femme. Il avait accepté de me recevoir et avait écouté ma requête avec attention. Pourtant, il avait commencé par refuser car les risques à prendre étaient énormes. Mais devant mon insistance et mon refus de partir, il avait finit par accepter de m'aider " un petit peu ".

C'est ainsi que le lendemain, il m'emmena au Bâtiment des Sciences de la ville. L'entrée d'un tel bâtiment était réservé aux Amans et à certains érudits. Ton me présenta comme son élève et nous pûmes pénétrer dans l'édifice. Il m'emmena dans la Grande Bibliothèque des traductions étrangères. J'y découvris de nombreux ouvrages concernant la Tech et son fonctionnement ainsi que d'autres concernant la vie avant le cataclysme. Certains de ces documents étaient des traductions d'anciens livres de l'ère précédente qui étaient bien entendu tous autorisés par les Amans.

Pendant ces mois d'études, j'appris entre autre à me familiariser avec le monde technologique actuel et ancien. Puis Ton, m'enseigna des rudiments de la langue Tech. A aucun moment il ne me révéla par quel moyen ni pourquoi il avait essayé d'apprendre la langue interdite. Jamais je ne lui demandai d'explications. Je finis toutefois par lui dévoiler que j'étais en réalité une jeune femme, mais contrairement à mes craintes, il n'en fut pas étonné et ne me rejeta pas. Il apprécia beaucoup ma franchise et même s'il ne s'ouvrit pas plus à moi, j'eu le sentiment de m'être rapproché de lui. Un jour, il me fit cadeau d'un livre écrit en langue Tech. Il me dit que c'était un support idéal pour m'exercer à la traduction.

Le soir, j'étais toujours hébergée chez Suzy et Oskar. Je les voyais seulement en soirée et Suzy était toujours aux petits soins avec moi. S'ils aimaient entendre des histoires sur le pays Selen, jamais ils ne me demandaient de compte sur mes activités journalières. Je payais la chambre pour une somme modeste et quand je pouvais, je ramenais du vin ou un jambon cuit. C'était une façon supplémentaire de leur rendre la pareil. Et puis, un soir où je rentrai plus tard que d'habitude, alors que je me changeai pour aller manger avec mes hôtes, je perçus grâce à mon ouïe Iflis leur conversation dans la pièce d'à côté.

- J'ai contacté l'ordre Amanique ce matin. Ils vont passer la chercher tout à l'heure.
- Tu as récupéré les ouvrages interdits ?
- Ciel non ! Je ne voulais pas qu'elle se méfie… Cela me chagrine, tu sais. Cette jeune fille était pourtant vraiment gentille et serviable. Je n'aime pas me mêler des affaires des autres…
- Oui, mais tu sais qu'on pourrait avoir des problèmes si on continue de l'héberger et que les Amans le découvrent. Quelle idée aussi de garder de tels documents… Enfin, qui sait, elle comptait peut-être les donner aux Amans demain. Peut-être n'aura-t-elle en fait aucun problème.
- J'espère que tu as raison…

En entendant cela, mon sang ne fit qu'un tour. Je rassemblai alors au plus vite toutes mes affaires, posai un gros pain frais et une bouteille de vin sur le coffre de bois noir en guise de remerciement pour leur accueil. Sur quoi j'ouvris la fenêtre de la chambre, et m'enfui en sautant dans le jardin sur le côté de la maison. Depuis le tapis de mousse sur lequel j'avais atterri, j'entendis des pas se rapprocher de la maison. Je me cachai dans des buissons. Et alors que les représentants de l'Ordre Amanique frappaient à la porte de la maison de Suzy et Oskar, je m'éloignais discrètement en direction du quartier Sud.

Personne ne m'avait entendu. J'accélérai le pas et finis par atteindre le vieux bateau de Ton. Je frappai à sa porte et rentrai précipitamment. Il me regarda fermer la porte sans un mot. J'en vint immédiatement aux faits.

- J'ai besoin d'aide, Ton ! Mes logeurs ont découvert le livre et le parchemin et ils ont prévenu les Amans.
- Est-ce qu'ils ont pris les documents ?
- Non, mais je suis recherchée maintenant…
- Alors dépose ce qu'ils veulent dans un bâtiment public et retourne chez toi. Fais toi oublier et il ne t'arrivera rien.
- Mais !… Tout cela n'aura servit à rien ? Je n'ai pas fait tout ce chemin pour leur rendre le parchemin comme ça !
- Tu es vraiment aussi têtue que ton Grand-Père ! Mais tu es libre de faire ce que tu veux. Seulement sache que je ne pourrais pas t'aider. Je suis trop vieux pour me fourrer encore dans des affaires aussi dangereuses… et les Amans, seraient trop contents de pouvoir mettre la main sur moi… Non je ne peux rien pour t'aider.
- Je comprends…
- Tu peux partir vers le Nord-Est. Ah ! Et prends aussi ceci.

Il me tendit un vieux cahier.

- Ce sont mes notes et le début de la traduction du livre que je t'ai donné. Si jamais tu réussissais à traduire ces notes un jour, pense à venir me les faire lire, d'accord ?
- Promis.
- Allez, file maintenant !

Il me sourit. Je rangeai le cahier dans mon sac et me dirigeai vers la sortie :

- Ton !
- Quoi?
- Encore merci pour tout.

Je pris congé du vieil Iringdir et m'enfonçai une fois de plus dans les rues sombres de la ville.

Vous devez sans doute penser en lisant ces lignes que j'avais alors une attitude bornée et irréfléchie. C'est en réalité ce que je me répétais en cherchant la sortie Nord-Est de Port Shavinka ce soir là. La peur commençait à s'emparer de moi car j'avais conscience de la folie que je voulais entreprendre. Je ne savais plus exactement ce que je voulais, tout devenait confus dans mon esprit. Alors je me mis à douter… Pour quelle raison avais-je décidé d'entreprendre un tel périple ? Je ne trouvais plus la réponse à cette interrogation. C'est pour cette raison qu'au lieu de poursuivre ma route en suivant les grandes voies du tram, je fis un détour en passant devant un temple dédié à Cormaline [1].

Alors que j'approchais de l'édifice, mes jambes et mes mains se mirent à trembler nerveusement. Je voulais juste déposer les documents devant le temple et m'enfuir loin de cette ville pour qu'on m'oublie. Ton avait raison. Il valait mieux pour moi que je rende le parchemin. Avec un peu de chance, personne ne me verrait et je n'aurais aucun ennui. La raison me poussait à agir de la sorte et la pensée que tout pouvait se terminer rapidement me réconfortait un peu. Pourtant, malgré ma soudaine détermination, lorsque je fus devant le temple mon corps refusa de faire un seul mouvement. Je me souviens alors du silence autour de moi. Lourd et profond, un silence comme il est impossible d'en entendre un… Mes yeux se levèrent vers le ciel étoilé. Et d'un coup, le silence s'évanouit, emportant avec lui ma précédente détermination. Je ne devais pas rendre le parchemin. Je devais continuer mon voyage. Pourquoi ? Parce que c'était une demande des étoiles. Je suis Selen avant toute chose. Les étoiles ont selon nos croyances une volonté propre. Je ne sais pas si c'est une simple superstition ou une vérité mystique mais j'y ai toujours cru et je continue à y croire. Pour moi, cet instant où le ciel me contempla de son silence fut décisif. Mais je ne devais pas rester plus longtemps dans le coin si je voulais éviter les ennuis.

Je m'apprêtais donc à reprendre mon chemin vers la sortie Nord est de la ville quand une main se posa sur mon épaule :

- Hé, toi !

Je me retournai et croisais le regard de deux hommes en civil.

- Hé ! Mais c'est la fille !

Comprenant qu'ils en avaient après moi, je me détachai des individus, pris mes jambes à mon cou et m'enfui droit devant moi.

- Merde ! Faut pas la laisser filer !
- Magne-toi !

Ils étaient tenaces et assez rapides. Je n'arrivais à les distancer ni dans les grandes avenues, ni dans les petites ruelles. Le premier des deux hommes était un Hû aux yeux bridés d'une vingtaine d'années Orma. Il portait un chapeau et un long imper. Il n'avait pas le costume des milices d'ordre mais portait pourtant un fusil en bandoulière… Son compagnon de taille beaucoup plus petite avait la peau brune presque noir des Iflis Ebeni mais avait une carrure de Hû. Il portait un foulard qui lui masquait la moitié droite de son visage. Tous deux formaient une équipe particulièrement hétéroclite. Mais pourquoi en avait-il après moi ? Je ne pouvais alors y répondre.

Je commençais à fatiguer sérieusement et mes poursuivants étaient toujours à mes trousses quelques dizaines de mètres derrière moi. Je descendais une rue déserte et tournai soudainement à gauche, espérant finir par les semer. Un individu se tenait dans l'ombre de la ruelle. Je m'arrêtai brusquement. Il posa un doigt fin sur ses lèvres et me tendit une main pour que je le suive. Derrière moi, j'entendais les bruits de pas se rapprocher. Sans réfléchir plus longtemps, je lui pris la main et le suivi. Derrière nous le premier des deux hommes arrivait dans la ruelle et nous aperçut. Nous accélérâmes le pas. Mais devant nous, la rue était fermée par l'homme à la peau brune qui avait surgit de l'ombre et qui se rapprochait à son tour. Nous étions pris en sandwich ! C'est alors que l'individu qui me tenait la main m'entraîna sur le côté. Il me fit monter un escalier de pierre et courir droit devant moi. Et après avoir traversé un pont au-dessus d'une des artères principales de la ville et avoir couru dans plusieurs rues pendant un temps qui me parut une éternité, il finit par m'amener dans un bâtiment et referma la porte derrière nous. Il n'y avait pas de lumière. Dehors, j'entendis les hommes pénétrer dans la ruelle. Bien qu'essoufflée, je retins mon souffle en reculant. Les deux hommes s'arrêtèrent en jurant. Ils ne nous avaient pas vu entrer dans le bâtiment ! Ils reprirent leur course droit devant eux. Je respirai à nouveau en me détendant au fur et à mesure que les pas semblaient s'éloigner…

- Je crois qu'ils sont partis, me dit l'inconnu qui m'avait aidé d'une voix calme.
- Merci, répondis-je simplement.

Après quelques instants, il ouvrit doucement la porte et sonda les alentours. Quand il fut sûr que le danger était passé, il me fit signe de sortir.

- Tu ne dois pas rester là. Ils vont sûrement revenir.

Dans la lumière nocturne je pus découvrir ses traits pour la première fois. C'était un Iflis de mon âge un peu plus grand que moi. Ses longs cheveux bleus blancs tombaient librement le long de sa tunique de voyage. Il parlait l'Iringdir avec un accent Selen.

- Je sais, repris-je en Selen. Il faut que je trouve la sortie de la ville rapidement. Mais… Je crois que je me suis un peu perdue !!

Bien entendu, je n'avais pas pris la peine de chercher mon chemin lorsque les Hû me poursuivaient. J'étais assez confuse mais le jeune Selen me sourit et me proposa de me guider.

- Je ne veux pas t'attirer d'ennui tu sais. Il suffit que tu m'indiques le chemin, je pourrai me débrouiller après…
- Ne t'inquiète pas pour moi. Suis-moi. Nous avons assez traîné dans le coin.

Il m'emmena rapidement à la sortie Nord-Est de la ville. Par chance, mes poursuivants ne nous avaient pas retrouvés. Mon compagnon de fortune me fit traverser la limite Nord-Est de la ville. J'étais épuisée mais je devais partir rapidement. Je souris au jeune Iflis.

- Pourquoi m'as-tu aidé ?
- C'est naturel voyons ! répondit-il toujours aussi calme. Je ne pouvais pas laisser une jeune femme - qui plus est une compatriote - poursuivie par deux individus forts et armés.
- … Je ne connais même pas ton nom…
- Je m'appelle Menioc.
- Mon nom est Silmelin. Tu m'as vraiment beaucoup aidé ce soir et je ne sais pas comment je peux te remercier.
- Je ne demande rien, Silmelin.

Son sourire était vraiment charmant. Mes yeux se perdirent un instant dans son regard glycine…

- Tu dois partir avant qu'ils ne reviennent.

J'acquiesçai à sa remarque et me préparai à partir. Mais avant de le quitter, je pris mon foulard et le nouai à son sac.

- Comme cela, tu n'oublieras pas la jeune Selen que tu as sauvé à Port Shavinka. Et si nos chemins se croisent à nouveau un jour, mon aide et mon soutien te seront réservés. Je le promets Menioc, je n'oublierai pas.

Ce fut le dernier regard que j'échangeai cette nuit avec cet inconnu. En tant que Selen la promesse que je venais de formuler me tenais vraiment à cœur. Les Iflis n'oublient pas et ne refusent jamais de venir en aide à un ami si celui-ci les a déjà sortis d'une situation délicate auparavant. Qui plus est cette rencontre inespérée avec le jeune Iflis m'avait permis d'avoir un instant un allié. Il n'avait pas posé de question sur la raison de ma fuite. Il m'avait aidé. Point. Je ne pouvais partir sans lui faire cette promesse. Je pris la décision de me rendre à Trois Fontaines, une petite ville à 30 km d'ici. Je sentais le regard le regard de Menioc posé sur moi alors que je me dirigeais vers le nord. J'arrivais au croisement des chemins et pris la route menant à ma destination. Un vent venant du Pays Selen se mit soudain à souffler autour de moi et m'enveloppa comme un halo bienfaisant. Dès ce moment là, je poursuivis mon voyage avec sérénité.

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[1] Cormaline est la Saaphée Primordiale liée au Feu.