Comme chaque année, j'étais de
retour en ce lieu enchanteur où j'avais connu mes plus fortes
expériences de méditation.
La Cascade Cornue... j'étais tombé
dessus presque par hasard. Bien sûr j'en connaissais l'existence
comme tout le monde sur Mentha, mais comme tous ses habitants je
l'avais oublié. J'en avais appris l'existence et la localisation
au Sud de l'Ered Boryn lors de ma petite enfance quand ma grand-mère
me racontais la légende d'Isthil.
Lors de ma vingtième année, je décidais
d'aller parcourir ce continent qui m'avait vu naître afin
d'en apprendre davantage de mon métier et de la vie avant
de me fixer dans une ville portuaire afin d'exercer mon métier
de charpentier naval. Pendant un an, j'avais donc décider
de me laisser entraîner par mes pieds et d'aller là
où ils me conduiraient. Était-ce un pur hasard ou
mon subconscient avait-il conservé un désir brûlant
de découvrir ce lieu de légende, toujours est-il que
deux semaines après mon départ, j'arrivais dans ce
lieu magique, alors que , je le su plus tard, il faut pas loin du
double de temps depuis la ville d'Hashbend sur la côte Est
de la vallée riche du Lokh (d'où je venais) pour y
parvenir.
Je m'arrêtais ici pour la première
fois juste après les dernières Pleines Lunes de Printemps.
Les deux fins croissants s'élevaient juste au dessus de la
Cascade Cornue. Sous le ciel clair de ce début d'été,
les eaux de la cascade semblaient noires, soulignées par
quelques reflets lumineux ça et là, la cataracte s'écrasait
en une immense gerbe écumante dont la couleur contrastait
sous les lumières lunaires. Autour, les roches et la rare
végétation étaient plongées dans un
camaïeux blafard ou seul la silhouette biscornue du vieil arbre
mort se détachait à contre-jour. Somme toute, ce paysage
n'a rien d'extraordinaire et ce n'est pas la seule cascade dans
un environnement minéral à la végétation
inexistante, mais malgré la fatigue de quinze jours de voyage,
je restais planter là jusqu'à la mi-journée
suivante. J'ai dû rester debout harnacher de toutes mes affaires
de voyage pendant seize heures de suite, à me contenter de
m'enivrer du spectacle de la cascade.
Quand je sortis de ma transe, la journée
suivante était donc bien entamée, mais je semblais
comme lavé de la fatigue du voyage. Je me baignais dans les
eaux de la cascade et là malgré le bien-être
fortifiant retrouvé dans les eaux froides, le sommeil me
submergea. Je trouvais donc un creux de roche couvert de mousse
et me laissait succomber.
D'après mes calculs j'ai dormi deux ou trois
jours. A mon réveil j'étais courbaturé, ma
fatigue due au voyage pas encore totalement estompée... et
pour la première fois depuis quatre jours je remarquais que
je n'avais rien mangé et malgré cela je n'avais pas
faim. Je suis resté une semaine sans manger. Ce lieu a vraiment
quelque chose de magique. J'y suis resté un mois, me contentant
d'un fruit ou de quelques champignons par semaine. Dans ce lieu
hors du temps, il n'est nul besoin de manger, boire ou dormir, on
semble pouvoir vivre éternellement. Je n'avais que le désir
de jouir de la tranquillité ambiante.
Mon maître charpentier naval avait été
pour moi plus qu'un enseignant dans le métier que j'avais
choisi, il avait été pour moi un mentor, un guide,
c'est grâce à lui que j'avais d'ailleurs entrepris
ce voyage. Son enseignement n'avait pas uniquement porté
sur les techniques nécessaires à l'élaboration
d'une mâture, au dessin d'un profil de coque, au choix des
matériaux... Il m'avait poussé à regarder au
fond de moi et à trier bonnes et mauvaises choses pour en
tirer l'essence qui pourrait s'exprimer dans mes futures oeuvres.
Il m'avait également montrer les premiers pas de la méditation.
Il disait toujours: " Le bon artisan fait son métier
dans la joie sans le soucis du lendemain. Si tu perds patience sur
un détail, tu es en train de rater ton ouvrage. Alors arrête
toi, prends le temps nécessaire pour méditer, pour
faire corps avec toi-même, la nature qui t'entoure, tes matériaux,
tes outils et ton métier. Ensuite tous tes problèmes
se résoudront d'eux-mêmes, sans que tu ne fasses d'effort.
" J'étais jeune, beaucoup des conseils de mon maître
étaient pour moi abscons et je n'avais jamais envisager la
méditation comme autre chose qu'une technique appartenant
à mon corps de métier.
En découvrant la Cascade Cornue, plus une
seule chose ne comptait pour moi, méditer. Pourquoi? Je ne
sais pas, je me suis longtemps posé la question et n'y ai
pas trouvé de réponse. Aujourd'hui, j'aime à
penser que ce lieu et moi étions fait pour ça.
Après ce mois passé, dans ce lieu
extraordinaire, à abandonner mon corps aux vagabondages spirituels
de la méditation, ma vie avait basculée. Il n'était
plus question pour moi de me fixer dans un port, pour construire
des navires, malgré la noblesse de ce métier. J'abandonnais
ce métier comme tous les autres, pour une vie d'ascète
à aller de villes en villes, de hameaux en hameaux afin d'apporter
aux plus pauvres et misérables un peu de compréhension,
de réconfort et de conseils éclairés.
Bien des gens de hautes conditions m'ont convié,
à maintes reprises, dans leurs demeures majestueuses afin
qu'à eux aussi j'apporte quelques conseils. Les gens de pouvoir
ne peuvent pas comprendre, ne peuvent accepter, de ne pas recevoir
au moins autant que la plèbe. Je n'ai jamais été
imbu de ma personne, et n'ai jamais refuser une écoute ou
un conseil, mais pour la première rencontre c'était
à l'autre de faire la démarche de venir me voir. Hors
les grands de ce monde pensent que faire preuve d'un minimum d'humilité
c'est s'abaisser, et descendre de leurs piédestaux ils ne
pourrons jamais l'accepter. Aucune de ces nobles personnes n'a donc
jamais profiter du moindre de mes conseils et c'est certainement
mieux ainsi.
Je suis plusieurs fois repassé chez mon
maître d'apprentissage, pour prendre des nouvelles, il m'a
toujours bien reçu, et j'ai toujours vu briller dans ces
yeux une incandescente lueur de fierté, j'étais devenu
ce qu'il me semble il avait toujours rêvé d'être,
mais s'étant marié tôt, il ne s'était
jamais résolu à abandonner sa famille. Il y a vingt
ans de cela, je l'accompagnais dans la mort, nous avons beaucoup
pleuré tous les deux, ne s'étant jamais senti aussi
proche l'un de l'autre. Après qu'on l'eut incinéré,
je suis allé me recueillir à la Cascade Cornue, pour
la première fois je la découvrais à une autre
saison que le début de l'été, on était
en plein hivers et je la retrouvais comme je l'avais toujours connu,
même température, mêmes fruits, mêmes champignons,
même eau fraîche et revigorante, même végétation
désolée, même vieil arbre biscornu. Dans cet
environnement qui me réchauffait l'âme, je revis mon
maître les traits soulignés d'une sérénité
infinie. Depuis, je le sens qui m'accompagne et tous les jours je
le rencontre en méditation.
Ma vie n'a consisté qu'à traverser
en tout sens le continent Mentha, de la Mer Boryn à la Vallée
Sa-Khâr, de la Forêt de Glace à la Vallée
riche du Lokh. Je n'ai jamais emprunté le même chemin,
j'ai découvert des lieus d'une beauté surnaturelle
que jamais d'autres yeux que les miens ont pu regarder, j'ai croisé
et vécu avec des animaux dont personnes n'a la moindre idée.
Mais tous les ans pour la fin du printemps je revenais me ressourcer
à la Cascade Cornue. J'ai passé soixante années
à me balader et je sais que je n'ai pas tout découvert
de ce continent, mais je n'en suis pas triste car tout ce que je
connais m'apporte déjà un grand bonheur.
Vous qui trouverez ce manuscrit, pourrez être
frustré d'apprendre l'existence de tant de trésors
naturels sans que j'en révèle leur localisation n'y
même une description. Mais je n'ai pas l'âme d'un scientiste
et je n'ai pas la volonté de mettre à la merci de
n'importe qui ces mêmes trésors. Mon nom ne vous dira
pas grand chose, d'ailleurs depuis longtemps je l'ai moi même
oublié, toute ma vie j'ai été l'Hermite chez
les pragmatiques Hû, l'Apatride chez les Naïs casaniers,
le Sage chez les respectueux Ajians et l'Ancêtre chez les
facétieux Iflis.
J'ai ainsi passé ma vie au service de l'autre.
Comme chaque année, je suis de retour en ce lieu enchanteur,
aujourd'hui mon crâne est aussi pauvre en cheveux, que la
cascade en végétation, aujourd'hui je suis aussi biscornu
que le vieil arbre... Aujourd'hui je suis de retour pour finir ma
vie, ici.
écrit par JAZZY, Mai 2001. |