"Baguettes de tambour", voilà
comment les garçons de mon âge me nommaient quand je
n'avais que quatre ans... en fait ce nom m'a suivi jusqu'à
mes onze ans quand mon corps a commencé à devenir
celui d'une femme et mes cheveux s'affiner et s'assouplir. Enfant,
il est vrai que j'avais les cheveux raides, plus raides que ceux
des garçons. J'avais les cheveux épais et forts de
mon père. D'ailleurs ma mère le nommait souvent affectueusement
"Poils de sanglier".
Dans le village, où je vivais, en lisère de la forêt
Mori-Khâr, j'ai été pendant sept ans le sujet
favori des quolibets des garçons de mon âge. Les filles,
elles cherchaient plutôt à m'éviter, une fille
avec des cheveux de garçon? il y avait anguille sous roche.
Alors, autant que je pouvais, je m'isolais, taciturne et solitaire,
je forgeais mon caractère par moi-même et me fermais
hermétiquement à toute éducation extérieure.
Un jour où je fuyais la horde braillante des garçons
du village, je bifurquais vers le bois dense de bambous, où
j'avais pris l'habitude de m'isoler. Les autres enfants n'osaient
jamais m'y suivre. Reprenant mon souffle après la folle poursuite,
je perçu un bruit étrange, comme un sifflement modulé.
Intriguée, par ce bruit troublant mon refuge et bien décidée
à le faire cesser, je m'en approchais furtivement. Jusqu'au
moment où j'aperçus une silhouette blanche dans des
habits amples d'une confection que je ne connaissait pas, pourtant
malgré la distance respectueuse où je restais pour
l'observer et le bandeau qui cachait entièrement le haut
de son visage, il n'y avait pas de doute cet homme était
de mon peuple. Dans cet accoutrement étrange, il exécutait
un kata aux sabres.
Il virevoltait de gauche de droite, sautant en
avant en arrière d'un bambou à un autre pour enfin
atterrir, et s'élancer dans une course folle entre les tiges
tout faisant des moulinets avec ses bras armés, puis s'arrêtait
jaugeant un adversaire imaginaire contre lequel s'engageait un duel
d'une vitesse hallucinante, les sabres fendant l'air dans des sifflements
harmonieux accompagnant cette danse extraordinaire. A aucun moment,
les sabres ne touchaient n'y même n'effleuraient les bambous.
Je restais là un moment, fascinée puis par peur d'être
découverte je rentrais vite chez mes parents, leur cachant
ma découverte.
Par la suite, je revenais souvent sur les lieux,
quand l'étrange personnage n'était pas là,
je faisais de deux jeunes bambous mes sabres et je tentais de reproduire,
les mouvements de ce bretteur hors pair. Quand je le trouvais en
plein exercice je le regardais sans relâche observant attentivement
ces mouvements afin de pouvoir les reproduire ensuite. Il ne semblait
ne jamais vouloir s'arrêter et je partais toujours avant lui
pour rentrer au village. En fait il me semblait que ces kata duraient
des heures, de temps en temps, il s'arrêtait pour récupérer
bien qu'il ne semblait jamais essoufflé, il restait immobile
quelques minutes dans la dernière position, parfois périlleuse,
que son kata l'avait fait adopter, puis il reprenait son kata accompagné
du sifflement de ses sabres.
Pendant quatre années, je me perfectionnais
en l'observant et m'entraînant, petit à petit je gagnais
en vitesse, en précision, en force, en souffle et j'évitais
de mieux en mieux les troncs de bambous que j'avais si souvent frappé
à mes débuts, j'avais me semblait-il développé
une perception supplémentaire, une conscience de mon environnement
immédiat. Pourtant je ne l'avais pas senti venir.
Dans une volte-face, je me retrouvais nez à
nez avec lui, ses sabres bloquant sans efforts mes morceaux de bambous.
"Très bien, très bien. Tu as encore bien des
progrès à faire, mais tu es déjà très
douée." Cette voix! Mes jambes semblaient ne plus vouloir
me soutenir. Quand le bandeau se retira pour me laisser voir ce
visage que j'avais toujours connu masqué, s'en était
trop je m'écroulais. "P... Papa?!" Il ignora mon
étonnement et les questions que j'aurais voulu lui poser.
"Il est temps pour toi de prendre ces sabres et pour moi de
te guider dans ton entraînement, pour qu'à tes seize
ans tu puisses passer l'épreuve de la danse des sabres."
J'étais tellement abasourdie, que je restais là avec
le bandeau et les sabres qu'il m'avait laissés avant de s'éloigner
vers le village.
Finalement je comprenais que les révélations
viendrait en leur temps et certainement parcimonieusement, je l'acceptais,
trouvais une cachette pour les sabres et le bandeau et rentrais
à la maison encore sous le choc. Mais je comprenais enfin
le sourire entendu de mon père quand j'engloutissais avidement
mon plat de noora au repas du soir, après mes entraînements.
En deux ans, j'ai appris tous les kata de mon père,
il m'a également révélé un peu de ses
secrets, je me suis confectionnée des habits à l'image
de ceux de mon père. J'ai fait d'énormes progrès,
en souplesse, en récupération, avec le poids des sabres
mon corps s'est encore musclé, ce qui me vaut d'être
considérée comme la plus belle fille du village, les
garçons délaissant leurs belles pour me courtiser,
les filles me jalousant maudissant la frivolité des garçons,
que ces dernières se rassurent je ne prendrais pas uns de
leurs chiens-chiens pathétiques pour époux.
Voilà à quoi je pense, alors que
je fête mes seize ans, que je suis dans le bois dense de bambous,
que mon père psalmodie un ancien chant ésotérique
où je ne comprends que quelques mots, qu'il me bande les
yeux pour la première fois. Pour la première fois
je vais devoir effectuer les kata à l'aveugle. Pour la première
fois je n'ai pas le droit à l'erreur. Car aujourd'hui est
un grand jour.
Aujourd'hui, je passe l'épreuve de la danse
des sabres. Si je réussis cette épreuve, je deviendrai
un maître comme mon père. Si je réussis cette
épreuve, je recevrai l'héritage des Anciens.
Et quand j'aurai réussi cette épreuve, j'obtiendrai
la réponse à cette question: pourquoi?
écrit par JAZZY, Mai 2001.
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